L’ivresse de l’Everest

Mount Everest site

Cette année 2013 marque le soixantième anniversaire de la première ascension du Mont Everest. Le 29 mai 1953, Sir Edmund Hillary, accompagné de son sherpa Tensing Norgay, se hissaient au sommet du monde à 8848 mètres d’altitude. De nombreux alpinistes s’y étaient essayés avant eux, les premières tentatives remontant au début des années 20.

En marge de ce jubilé, l’Everest faisait récemment les titres de la presse internationale. En avril dernier, une rixe opposait le Suisse Ueli Steck, alpiniste renommé pour ses exploits de vitesse, à des sherpas assurant la maintenance des voies d’accès au sommet. La nouvelle d’un tel déchaînement de violence en altitude ne pouvait qu’interpeller les amateurs de montagne. Un fantasme se brisait, rappelant à notre conscience désillusionnée que mêmes les plus hautes sphères de la terre, où s’impose la grandeur de la nature, ne suffisent à dissiper les plus viles inclinaisons des êtres humains.

Quoi qu’il en soit, ce double événement est l‘occasion de poser un regard sur cette montagne, si présente dans notre imaginaire, et de s’arrêter sur quelques-unes de ses facettes les plus inattendues.

S’offrir une ascension

Pour commencer, il s’avère que l’ascension du Mont Everest ne présente pas de difficultés techniques majeures, le principal défi étant avant tout logistique. Elle est accessible à toute personne en bonne condition physique disposant du temps et du budget nécessaires. Trois mois environ sont à prévoir pour l’acclimatation, et quelques dizaines de milliers de francs pour l’équipement, les divers permis, ainsi que pour l’engagement de guides et de sherpas.

Ainsi de multiples « expéditions » sont organisées chaque année. Ces dernières sont souvent financées par des sponsors, qui profitent de la publicité et des possibilités offertes par internet. En effet, nombre d’alpinistes s’appliquent à médiatiser leurs exploits, en tenant blogs et autres sites qui rendent compte de leur avancement en temps réel. L’ascension du plus haut sommet du monde est devenue un objectif très convoité, parfois jusqu’à l’obsession, par un public toujours plus large. Certains iront par exemple y chercher une distinction à exhiber dans leur CV, alors que d’autres, préparant une reconversion dans le « life coaching », tenteront d’en tirer une légitimité.

Paléo en altitude

Sur le terrain, deux routes principales mènent au sommet : depuis le nord par le versant tibétain ou le sud par le versant népalais. La plupart des ascensions sont entreprises dans une fenêtre d’à peine un mois, en mai lorsque les vents sont plus faibles et l’enneigement réduit. Par le sud, les alpinistes partis de Katmandou accèdent dans un premier temps au camp de base, situé à 5400 mètres d’altitude. Avant d’entamer l’ascension proprement dite, ils y séjournent plusieurs semaines pour les besoins de leur acclimatation. Ainsi chaque année, au mois de mai, un village de tentes prend forme de chaque côté de l’Everest. Des centaines d’alpinistes plus ou moins chevronnés, venus des quatre coins du globe, s’y abritent, contraints d’y tuer le temps. De manière assez cocasse, certains récits en donnent une image proche du camping de Paléo, où beuverie, trafic de drogue, vol de matériel et prostitution auraient cours, notamment du côté tibétain.

Zone de la mort

Une fois acclimatés, les alpinistes peuvent s’attaquer aux 3000 mètres de dénivelé jusqu’au sommet. Arrivés au dernier bivouac, à 7900 mètres d’altitude, ils disposent alors de deux à trois jours pour attendre que les conditions météo leur permettent de tenter l’assaut final. A défaut, leur organisme, qui ne peut s’acclimater à cette altitude, les contraindra à redescendre. Pour accomplir cet ultime tronçon, ils doivent vaincre ce qu’on appelle communément la «zone de la mort » (Death Zone). Située au-dessus de 8000 mètres d’altitude, l’oxygène y est rare et les gelures menacent à tout instant. Hormis quelques sportifs d’élite, les alpinistes achèvent ainsi leur ascension avec masque et bonbonne d’oxygène sur le dos, et une dizaine d’heures leur sont en moyenne nécessaires pour parcourir les 1,72 kilomètres de route restants. Compte tenu de ces difficultés, sur le millier de personnes ayant tenté l’ascension en 2012, seules 550 ont finalement pu atteindre le sommet.

Une quête obsessionnelle

Dans ces conditions, certains sont prêts à prendre des risques considérables. Lors de la saison 2012, dix alpinistes ont ainsi succombé dans leur ascension. Beaucoup de ces accidents se produisent dans la redoutée zone de la mort. S’il est commun que des alpinistes y soient victimes de chutes, de malaises, ou surpris par la météo, des récits rapportent que certains, en proie à des délires ou des hallucinations, auraient soudainement arraché leurs habits avant d’aller se précipiter contre des rochers. Etant donné que le sauvetage par hélicoptère est impossible à cette altitude, et que les alpinistes, poussés à leurs limites physiques, ne sont pas en mesure de transporter un confrère en difficulté, la moindre défaillance est souvent fatale. Ainsi quelques 150 corps, parfaitement conservés, peupleraient aujourd’hui les alentours du sommet de l’Everest. Certains y reposent depuis plusieurs dizaines d’années, et il n’est pas rare que les alpinistes en rencontrent en bordure de chemin. Une portion du versant nord aurait même été baptisée « Rainbow Valley », en référence aux anoraks multicolores des cadavres visibles au loin tels des balises.

Ce tableau de sphères scintillantes, habitées par la mort, participe d’une aura puissante, dont l’attrait demeure aujourd’hui intact. Alors qu’ici commence la saison estivale, nous nous réjouissons d’aller chercher à notre manière, sur les verts versants de nos vallées alpines, un peu de l’ivresse de l’Everest.